EUROPA

Nuit Debout: Regard partiel, position située, clé descriptive

Réflexions sur place de la République, après la réunion transnationale du 7 et 8 mai, vers le Gobal Debout.

Il est difficile de cerner ce qui est en train de se passer à Paris, sur cette place qui depuis des semaines est devenue le point de concentration et d’irradiation du mouvement français, si on n’y vient pas avec la juste dose de curiosité. À Paris, comme dans des centaines d’autres places disséminées dans toute la France, dans les petites comme dans les grandes villes.

Mieux vaut laisser de côté, au-delà des barrages installés depuis quelque temps à l’entrée de la place par la police qui perquisitionne ceux qui y entrent, les modalités d’approche et d’usage des catégories politiques qui accompagnent notre action et les postures que nous adoptons dans les rapports entre «groupes», surtout ici en Italie.

Disons-le tout de suite: l’élément principal qui semble caractériser la dynamique sociale qui est en train de reconfigurer l’espace matériel et symbolique de Place de la République est la complexité, ou peut-être encore mieux la stratification à plusieurs niveaux, entre l’espace physique, aux multiples facettes – commissions, actions, assemblée générale, groupes, stands, improvisations, occupations, occupations d’occupations – et l’espace virtuel. Une stratification qui ne peut pas être synthétisée en une simple «entité» ou interprétée à travers une seule clé univoque. Une complexité que personne ne devrait snober, mais qui en même temps ne doit pas être célébrée: au contraire, elle doit être parcourue, respirée, vécue.

Comme Oreste Scalzone l’a observé, dans la belle interview que nous avons publié, cette place, plus qu’une île est un archipel, une fusion de formes de vie, des parcours d’auto-organisation, des énoncés et des pratiques qui prolifèrent sans possibilité de synthèse. Les perceptions de Nuit Debout, sont à préférer, dans cette phase d’extension de la participation à la lutte, aux jugements synthétiques a posteriori et a priori.

Autour de cette assemblée générale – dans laquelle chaque jour, de l’après-midi au soir, des centaines voire des milliers de personnes discutent de questions politiques diverses, multiples, parfois contradictoires – se sont formées des dizaines de commissions. Il y a celles structurellement indispensables à l’organisation du mouvement sur la place, et les thématiques, qui affrontent des questions spécifiques et construisent des actions, des campagnes et des mobilisations ponctuelles. Dans cette deuxième catégorie, on trouve, par exemple, la commission anti-coloniale et celle sur la grève, les commissions internationales et celle sur l’écriture d’une nouvelle Constitution. Seul quelques mètres séparent la commission des sans domicile fixes – dans laquelle des SDF se sont auto-organisés pour recueillir ce dont ils ont besoin – de celle des «Avocats Debout», dans laquelle plus de 200 juristes organisent quotidiennement l’accès libre et gratuit aux instruments juridiques. On trouve aussi «Archi Debout» qui pense re-projeter l’espace de discussion en imaginant et en réalisant des structures qui, comme des bulles, tiennent les corps et les paroles en discussion, non pas pour les enfermées mais pour les faire voler toujours plus haut. Mais encore, pendant que d’un côté de la place, l’assemblée et les commissions mettent en avant des discussions et propositions, de l’autre, on danse au rythme de la techno, on fait une jam session, ou encore on socialise autour d’énormes jeux de société.

La place est avant tout un énorme gymnase de la politisation. Un flux continue de discours qui débordent les assemblées et les commissions, dans la dizaine de petits groupes qui constellent République, dans les rues qui la longent, dans le quartier qui l’entoure, dans l’espace virtuel qui l’enveloppe invisiblement. Les formes organisationnelles et décisionnelles semblent presque étrangères pour qui à une expérience passée de la politique, pour qui est habitué à «la confrontation entre structures», aux discussions ordinaires et centrées sur des thèmes spécifiques, aux tactiques suspectes, aux nuances de mots pour d’autres inaccessibles. L’écoute de quiconque veut prendre la parole, des professeurs universitaires aux SDF, des activistes internationaux aux sans papiers, est une caractéristique constitutive des discussions: le rythme est lent, cela peut sembler insuffisant. Mais à l’improviste, on assiste à des sauts, des accélérations, des changements de rythmes. Peut-être peut on approcher ces nouvelles dynamiques simplement avec une lente impatience.

La place n’est pas un périmètre où l’on porte à la convergence des luttes, mais une des formes que les luttes ont découvert, alors qu’elles recherchaient la convergence. Une forme parmi d’autres: piquets, manifestations, grèves, résistances et attaques contre la police, occupations des lieux culturels. Place de la République dit que le militant, sorte de communiste ou de communard, doit être un intervenant. Et donc un traducteur. Traduire comporte toujours une modification par rapport au sens original, en admettant qu’une origine existe. Dans la place, dans le mouvement de masse, la transformation doit être avant tout expérimentée, subie, avant d’être affirmée comme un plan d’action à respecter. Le fait que les syndicats aient choisi seulement cette place pour intervenir le jour de la grève générale du 28 avril est la reconnaissance effective d’un rapport non-conventionnel et non-médié entre différentes luttes.

Les contenus qui se répètent, entre les discussions de la place et les réseaux sociaux, entre les commissions et l’assemblée générale, sont indénombrables. En ce qui nous concerne, il est intéressant de prendre acte du fait que, tant dans les mouvements thématiques que ceux plus généraux, il existe un fort intérêt pour les champs de travaux politiques que nous sommes en train d’affronter à Rome depuis un moment. Nouvelles formes de démocratie radicale et de décisions dans l’espace métropolitain, à travers la revendication et la défense des biens communs urbains, des services publics, des formes de welfare et de refus de l’endettement. Nouvelles formes de syndicalisme social pour construire des batailles et des grèves sur une échelle transnationale.

Surtout, durant l’assemblée générale, il a été décidé de comprendre le niveau de maturité de la place, aussi bien dans l’hypothèse de la «technopolitique» comme champ de lutte avec le pouvoir avec le pouvoir sur l’utilisation des algorithmes, des données et des nouveaux instruments d’opinion, organisation et mobilisation, ainsi que par rapport à la prospective programmatique. Dans un contexte comme celui français, où le régime présidentiel montre ses dérives autoritaires, l’attention portée au thème de l’auto-gouvernement et de la possibilité de créer des réseaux entre villes rebelles nous a semblé intéressant. Fondamentalement, sur la table Alternative, il y a eu des échanges entre expériences espagnoles, italiennes de Nuit Debout de nombreuses villes françaises. Le fait que dans un pays traditionnellement centralisateur, lieu de naissance de l’Etat-Nation, se pose à l’ordre du jour le thème de l’auto-gouvernement et de la fédération entre institutions d’auto-gouvernement, nous semble être un fait de première importance et un signal que la construction d’un réseau de villes rebelles est en mouvement et peut se réaliser. Ce n’est certainement pas un processus qui peut s’écrire sur la table, ou à travers des opérations de marketing politiques privées de toutes connexions avec les conflits qui parcourent l’espace européen.

Aussi l’atelier Résistance a montré différents éléments d’intérêts: la capacité des différents collectifs européens à se rencontrer pour faire front commun contre les politiques d’austérité, les flux de migrants et finalement le gouvernement néolibéral du travail. Presque immédiatement, une syntonie a été trouvée dans l’exigence de construire de nouvelles pratiques de grève qui sachent se poser à l’échelle internationale et qui aient la capacité d’interpréter d’un côté les transformations du monde du travail et de l’autre l’émergence de nouvelles figures productives (migrants, précaires, intermittents).

Toujours par rapport au contexte français, cette grande onde de politisation doit être insérée dans le cadre de l’état d’urgence et des attentats terroristes. Rancière l’a bien dit: une génération de lutte s’est transformée à l’improviste en génération en lutte. Dans le contexte politique actuel, marqué par la dérive autoritaire des principaux partis politiques – le gouvernement français a prolongé de 6 mois de plus l’état d’urgence et utilisé l’article 49.3 de la constitution pour approuver la Loi Travail, annulant toute discussion et le vote parlementaire – et de la montée en force du Front National de Marine Le Pen, le mouvement peut construire l’unique élément de rupture avec cette tendance régressive qui est actuellement en train de s’installer dangereusement.

Impossible de prévoir vers quels territoires cette rupture portera, quels sont les éléments qu’elle pourra produire. Surement devra-t-elle se mesurer, au-delà de la victoire ou de la défaite relative à la Loi Travail, sur la question de la continuité organisationnelle, de la «persistance», de la «puissance de persister», de la dissémination géographique et thématique, de la construction d’infrastructures capables de tûteler et de multiplier les processus organisationnels et décisionnels de base.

L’autre banc d’essai sera celui des retombées européennes et transnationales que la Nuit Debout produira dans les prochains mois. Le 15 mai est un rendez-vous important de vérification du pouvoir de Nuit Debout à diffuser des espaces de résonances et de diffusion du mouvement français, qui, pour la première fois assume comme priorité l’abolissement des frontières nationales de la lutte. Il serait illusoire de penser à un développement linéaire du mouvement, de la Nuit Debout à Global Debout d’un seul coup. Et pourtant, durant ces dernières années, nous avons vu une circulation inattendue d’insurrections démocratiques qui ont transporté le vent de la révolte du Nord de l’Afrique aux places espagnoles et grecques jusqu’aux Etats-Unis.

République, en ce sens, pourrait être le premier signe d’un nouveau cycle de lutte, de nouveaux mouvements des places; et, aussi, de la capacité de la pratique «technopolitique» à organiser l’espace transnational des luttes.

Notre temps est ici et ça commence maintenant!

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