EUROPA

Ventimille Partout

Depuis le 15 juin, le campement #noborders s’est situé, au bord de la mer, à la frontière entre la France et l’Italie, entre les villes de Ventimille et de Menton. Ce campement est né, et continue à se développer, de manière complètement indépendante et auto-organisée. Les dimensions et l’organisation étonnent : une cuisine parfaitement équipée qui fournit plus de 200 repas, des toilettes, des douches, des câbles pour l’électricité, un bureau et une salle pour la communication et la presse. Des assemblées quotidiennes en langues arabe et anglaise sont à l’ordre du jour à Ventimille. On discute de la vie en commun dans le lieu aussi bien que des actions à mettre en place à la frontière. Tout en étant à quelques mètres de distance, la frontière reste un horizon lointain pour beaucoup de migrants présents sur le campement. Ainsi des actions fortes et médiatiques rythment le quotidien : comme l’interruption de la circulation en criant “Open the borders” ou le passage de la frontière par la mer, qui a été mise en place le 12 septembre par à peu près 35 personnes, entre migrants et activistes

Le rassemblement de Ventimille est un lieu où les contradictions ne font plus peur et la solidarité et la vie en commun dégagent toute trace de dérives humanitaristes. On vit ensemble et on lutte ensemble, et souvent on subit ensemble la violence de l’état d’exception qui transforme la frontière en un champ de bataille. Les scènes auxquelles on peut assister à la frontière et dans les camps d’emprisonnement dépassent toute imagination et constituent un laboratoire de gestion violente des flux, une expérimentation permanente de répression policière. Dans la minuscule gare de Menton Garavan, la première après la frontière, il n’y a personne, sauf un lourd rassemblement de CRS. Les trains sont arrêtés et fouillés. Un véritable triage est effectué, selon le critère ouvertement raciste de la couleur de la peau. La tension est constante, comme si quelque chose était toujours sur le point de se passer. Les policiers sont prêts à capturer des vies en fuite pour les flanquer sur une camionnette et les renvoyer pas trop loin: au delà de la frontière. Même du côté italien, la répression n’a pas trop tardé à venir : à l’heure actuelle 18 dénonciations, 8 « fogli di via » (mesure administrative, émise par l’autorité de police qui dispose l’éloignement du territoire d’une municipalité suite à une évaluation de dangerosité (??) sociale) et deux arrestations à l’égard des activistes du campement. Ce qui alimente l’incertitude est aussi la confusion entre les différents corps de police des deux côtés de la frontière : les migrants de l’Afrique subsaharienne risquent le rapatriement forcé s’ils sont trouvés sur le territoire français, la plupart du temps, ils sont gardés et “stockés” dans des containers pendant des heures avant d’être renvoyés en Italie. Au campement il est possible de rencontrer des personnes qui ont essayé plusieurs fois de passer la frontière clandestinement, et qui ont été capturées et repoussées en Italie.

La plus part des migrants du campement viennent du Soudan et de l’Érythrée

Ils fuient les conflits du Darfour (région occidentale du Soudan) et du Sud Soudan, ainsi que le régime érythréen, les risques et les menaces liés à la guerre de Somalie et la désertification. Dû à ces questions économiques, politiques et environnementales, il n’est donc pas surprenant que ces flux de populations soient arrivés à Ventimille. Si l’on n’en parle que maintenant, c’est parce que depuis 2011 tout le système de contrôles, détentions et expulsions qui avait été financé par l’Italie et l’Union Européenne dans le territoire libyque, a cessé de fonctionner. Le nombre de réfugiés et migrants qui trouvent la force de partir pour d’autre pays, en traversant le désert et la mer, direction l’Italie ou la France et peut-être plus loin, ne cesse d’augmenter.

De ce point de vue Ventimille est en même temps un point fixe et un lieu de passage pour la plupart de ceux qui y vivent. La frontière entre la France et l’Italie n’est que l’un des lieux à traverser, la première frontière de la forteresse Europe. La jungle de Calais est la destination suivante pour nombre d’entre eux.

À travers les nombreuses rencontres et les arrêts au cours de ces interminables voyages, il nous semble qu’à Ventimillie quelque chose peut briser la machine infernale des migrations. La résistance, l’espoir, le simple quotidien, le fait d’être ensemble, semblent rompre la solitude du voyage et la recherche individuelle d’un futur. Certes, les parcours seront longs et différents. Certes, les migrants ne traverseront pas tous ensemble la frontière. Mais paradoxalement,, le fait de se retrouver face à cette frontière, à ce mur, signifie un devenir des vies et corps résistants: personne ne nous appellera refugiés ni migrants économiques ! À Ventimille les frontières tombent déjà, il s’agit des catégories artificielles et instrumentales qui pèsent sur les migrants. Les détruire signifie s’insérer dans les incapacités et dans les clivages d’une Union Européenne enfermée dans une forteresse qui ne peut que montrer son inhumanité violente à ses frontières.

Briser la frontière signifie poser les vies des migrants avant tout, avant les intérêts d’un pays comme l’Allemagne qui derrière l’hypocrisie humanitaire organise la sélection à l’entrée en fonction de la force de travail.

Dans le campement, le fonctionnement est horizontal. Les habitants inventent en permanence leurs propres formes d’organisation et surmontent les obstacles créés par des langues et des histoires différentes. Mais la vie du campement ne reste pas à l’intérieur du campement, elle sort et crie pour être reconnue. Des actions collectives comme le blocage de la frontière ont lieu tous les jours, ainsi que des actions de visibilité comme celles dont on a déjà parlé. Ce sont les migrants eux-mêmes à réchercher et pratiquer cette perspective publique. Le 12 septembre, ce sont d’abord les migrants qui ont voulu traverser, symboliquement, la frontière par la mer. Symboliquement, oui, mais évidemment la recherche de l’action, de la visibilité (aussi médiatique), de la représentation, est une conséquence directe de la vie face à une frontière-fétiche. Ainsi, ils ouvrent un terrain d’hypothèses politiques hautement reproductible. Ce qui s’est passé le même jour entre Serbie et Hongrie se trouve sur la même ligne: plus d’un millier de migrant ont abattu une partie du filet construit par le gouvernement Orban. Le passage des frontières devient donc une véritable possibilité, un phénomène qu’il ne sera probablement plus possible d’endiguer dans les prochains mois.

La question des frontières, lieu de passage mais aussi lieu de séjour et d’intersection, interroge sur le fait de se «mettre en réseau» au sein des migrations. Que ce soit pour pouvoir communiquer avec d’autres migrant sur Calais où dans d’autres lieux d’Europe, que ce soit pour une aide légale où logistique sur le continent, ou pour revendiquer collectivement le droit de mouvement, il nous semble que la priorité absolue est celle d’identifier mots d’ordres et pratiques communes qui puissent parler des parcours de liberté dans les flux migratoires, contre les murs de la forteresse europe. La désobéissance à la frontière devient le trait commun de ces mouvements. La possibilité de se mettre en réseau se définit à travers ces pratiques, et non pas autour d’un certain nombre de nœuds géographiques figés. Elle se définit autour de ces flux qui déterminent un campement de résistance dans chaque lieu où il se condensent.

Aujourd’hui, les frontières de la Hongrie brulent. Aux portes de l’Europe de nombreuses barrières s’élèvent. La frontière redevient un lieu militaire, une barrière physique, une tentative désespérée de s’enfermer dans une identité sans racine. Mais des milliers d’autres frontières s’élèvent chaque jour : des frontières culturelles des nations fragmentées par l’identitarisme, des frontières qui font de la migration un phénomène à sélectionner et à classer, des frontières entre un Nord Europe austère et travailleur et un Sud parasite et endetté. L’humiliation de la Grèce et la sélection des migrants admis en Europe ne sont que deux faces de la même médaille: le chantage de la dette et celui du passeport sont le fruit de la même rhétorique: “there is no alternative”.

“Ventimille partout” pour nous n’est pas qu’un slogan, mais une possibilité réelle, une option à pratiquer, pour détruire et effacer toute frontière. Ventimille partout est un nom commun pour différents désirs de liberté.